Pasquino et Claude Ridder

Performance accompagnée à la harpe par Aurélie Massa, 10 mn. Estrade en bois peint, sculpture : papier, plâtre. 2018.

«Tu ressembles vraiment à une chouette 🙂 Tu sais une chose ? C’est la première guerre de l’histoire que tout le monde peut voir en même temps. Personne n’a jamais vu une guerre d’aussi près, partout au moment où elle se passe. Personne pourra dire « si j’avais su ». Maint’nant ils savent, ils voient. C’est une belle saloperie cette guerre, c’est pas seulement l’pâpe qui l’dit c’est Desgraupes, c’est Zitrone ! Ils savent, ils voient. Les bombes font de vrais morts, les balles font de vrais trous. Pauvres petits orphelins égarés dans un monde qui les dépassent.
Et puis quoi, la pitié, la peur… ça s’passe dans un meuble. Pas au Vietnam, dans la tête, pas dans la rue, dans un meuble. On peut pas avoir peur d’un meuble. On a la guerre du Vietnam dans son salon comme Grand-père avait la Charge de Reichshoffen : « information » Tu sais à quoi elle mène ce genre d’information ? « ENCORE LE VIETNAM » Tiens, Pendant la guerre du Pacifique y’a eu un plan choc : Un japonais brûlé au lance flamme qui tendait la main vers la caméra. À Manille j’crois. Un vrai symbole, toute l’horreur de la guerre… Depuis on a pas cessé d’le voir. Les monteurs le connaissent tell’ment bien qu’ils ont fini par lui trouver un p’tit nom gentil, ils l’appellent Gustave. Il a servi toutes les causes ce brave, on l’a vu dans tous les films. Il a représenté successivement l’impérialisme japonais victime de sa folie, les peuples asiatiques victimes de l’impérialisme blanc, et l’Homme éternel victime de la guerre éternelle : comme il est nu, en flamme, il raccorde toujours… On dit : « Tiens, voilà Gustave. » On peut très bien montrer les massacres aux gens avec l’idée qu’ça les guérira d’la guerre, mais on arrête pas dans montrer.
On les confond tous. On a l’impression qu’c’est l’même plan mis en boucle qu’on nous présente tous le soir depuis vingt ans. Et ça  n’arrête rien du tout ! C’est facile une guerre, tu peux pas savoir comme c’est facile. […] Tiens : Toi, moi… Pour n’importe qu’elle raison tu es en danger quelque part. Tu risques d’avoir mal ou de mourir. Et pour n’importe qu’elle raison, il y a un type là qui sait où tu es et qui pourrait l’dire. Et pour n’importe qu’elle raison il ne veut pas l’dire, et il la boucle. Hein. Il a ta vie, ta liberté, coincée dans sa mâchoire, coincée dans sa salle petite tête close. Et chui là en face, avec tout mon respect des hommes et tout mon assortiment d’principes. Et je sais qu’en lui cognant sur sa salle petite tête close, j’pourrais en faire sortir ta vie ou ta liberté. Et je hais la torture, et j’ai signé des textes contre la torture. Et je sais qu’en lui f’sant mal, j’pourrais arrêter le mal qu’on t’fait à toi. Alors… Qu’est-ce que j’fais ? Tu peux m’le dire c’que j’fais ? Remarque je n’me suis jamais trouvé dans une situation pareille. L’inverse oui. C’est une chance que j’ai eu rien d’plus. Je juge les autres ou non d’une chance. […] Le Vietnam c’est parfait. Tout l’monde est pour le Vietnam. J’connais un endroit où on donne des déjeuners Vietnam. Pour 1000 balles tu as le droit à un bol de riz, l’produit va à la Croix Rouge, comme en 14 avec les baguettes en plus. Seul’ment à ma connaissance y’a pas d’bol de dates pour le yéménites et pourtant pauvres yéménites ! Et les kurdes, on les délaisse un peu les kurdes ! Et les soudanais ?! 50 000 morts en moins d’un an ; Et qui ça trouble ça hein ? Nan c’est comme le cours de la Bourse : le vietnamien est côté au plus haut, le soudanais au plus bas, et le kurde est un peu
mou. Vous dites que vous êtes du côté des victimes, mais c’est pas vrai. Vous les choisissez vos victimes. Vous avez des victimes à la mode, celles qui vous arrangent.
Personne ne peut porter toutes les morts injustes, c’est pas humain. Seul’ment si on s’met à r’garder pourquoi celle-ci, pas celle-là, la couleur de leur peau, leurs revenus annuels… on commence à trouver de drôles de choses en soi, au fond d’soi. Une ségrégation des morts, une lutte de classe des morts ! Alors le Vietnam là c’est l’unanimité ! C’est la bonne conscience retrouvée. C’est le droit, la joie, la liberté. Parce que le Vietnam c’est les américains, et les américains c’est… Des affreux, des pas comme nous, des pas cultivés, des tyrans, des colonialistes. 40 millions d’anticolonialistes en France… On s’en était pas tellement aperçu pendant l’Algérie. Mais nous avons fait des progrès gigantesques. Alors les américains on n’se gène pas pour dire s’qu’on en pense ! Les gros rusés, hein. Remarque, les investissements en France atteignent les 2 milliards de dollars..! Et aucun rapport.
Et voilà : « Paris ouvre ses portes pour laisser partir les militaires et entrer les capitaux. » Moyennant quoi on peut être anti-américain, solidaire du Tiers-monde en toute quiétude : on est couvert ! (Soupir) Tu sais l’pire ma p’tite chouette, c’est qu’ça m’arrange que ce soit comme ça. C’est parfait. Ça m’donne le droit d’traîner tout l’monde dans la boue plus moi, et d’être bon sensible et généreux tout seul. Les salauds d’la droite, les cons d’la gauche. Regardez, ya pas d’danger, ça bouge pas. C’est parfait, c’est comme ça que tournent les bonnes maisons. Regarde les américains au
Vietnam : ils envoient les nègres et les paysans. Les étudiants ont leur sursit. Résultat les étudiants s’offrent le luxe de protester, et la grande société elle s’offre le luxe d’avoir des étudiants qui protestent. C’est impeccable ! C’est un concerto, tout l’monde tient sa partition. Tu sais pourquoi j’me mets à les détester ces américains ? Parce qu’ils commencent à en faire trop. Ils avaient établi la rêgle du jeu et tout l’monde jouait leur jeu. Et ils étaient tell’ment cons qu’ils s’en sont pas aperçu. Et qu’ce sont eux qui sont en train d’la changer la règle… ça pouvait durer indéfiniment : l’affluence, la cohéxistance…
J’étais bien au chaud moi dans ma confusion. Et voilà les autres qui viennent me bousculer ! […] Y’avait du pour du contre, du Yin’ du Yang, mais on vivait quand même mieux qu’ya cent ans ! Et puis avec les progrès techniques les problèmes ne s’posent plus d’la même façon. Vieille baraque peut-être, mais nouvelle génération de directeurs libérés des préjugés, sachant parler aux ouvriers ni comme à des esclaves ni comme à des copains, mais comme à des associés. Parfaitement. Associés à des niveaux différents dans la même entreprise de prospérité. On discute, on négocie, on associe. Et puis CRAC ! Voilà Grandpère qui d’vient dingue et qui tire sur les grévistes à coup d’tromblon. Consternation ! Escalade ! Du coup tout est plus clair ! Si j’étais révolutionnaire au lieu d’être de gauche, j’suppose que j’ jubilerais. J’dirais «BRAVO », « Il se démasque, il montre sa salle peau. » Effacée Budapest ..! On a fait peur à une génération avec les massacres révolutionnaires, maint’nant c’est vu, on a vu. ! Quand les contre-révolutionnaires s’y mettent s’y mettent, pardon ils sont doués hein ! On avait un peu oublié ça par ici d’puis Monsieur Thiers. […] La violence c’est les autres, la guerre c’est les autres ! Et ils ont été obligés d’la faire pour les aider les autres ! Tell’ment pam. Mais maint’nant c’est fini. Encore un peu d’tirage avec les russes, mais ça aussi ça s’tasse.
Interlude, détente, idyle.
On aime pas du tout, ça bouge encore dans un coin et ça bouge encore même violemment.. ! Alors les dieux s’réveillent, leur paix c’était d’la guerre en conserve, fin d’l’idyle ! Et ça débarque, et ça bombarde, et ça napalme, et ça torsionne, et ça pourri. Et tout l’monde déguste ! Les militaires, les femmes, les enfants, les arbres, les bestiaux, le Nord, le Sud, y’a une frontière on la saute, ya un village on l’déporte, et le monde entier regarde dans les vromissements, ya d’quoi jubiler j’vous dit !
Et bah moi je n’jubile pas. Je n’ai qu’une vie, ils n’ont qu’une vie. Et faudrait qu’je sois drôlement sûr de savoir donner la mienne pour avoir le droit d’les applaudir quand ils donnent la leur; autrement ça ressemble trop aux imbéciles du dimanche assis dans leur stade : « Allez Vietnam ». Nan là j’bloque. J’veux pas comprendre. Nan c’est comme si le Vietnam était devenu autre chose qu’un pays, autre chose qu’un symbole, une expérience. Et entre ceux qui attendent qu’elle réussisse et ceux qui attendent qu’elle rate, il s’était établi une espèce que compétitivité monstrueuse pour qu’elle dure ! Et là dessus c’est vrai je m’bouche les yeux et je m’bouche les oreilles, parce que si ça veut dire quelque chose, c’est justement qu’elle dure ! Que tout dure, qu’il n’y a
pas de fin à rien. Ni à la guerre ni à la cruauté, ni à la violence, à rien. (Soupir)
Qu’est-ce qui voulaient ces cons qui m’ont filé s’bouquin, j’sais même pas lire le journal. Dès qu’ça raisonne, dès qu’ça explique j’comprends plus rien. J’ai pas l’oreille, j’ai pas l’oreille accordée à ça. Tout c’que j’entends c’est l’cri. Alors comment vous faites, j’sais pas comment vous pouvez négocier avec le cri. […]
J’vais pas écrire leur texte. Ya rien à r’dire.
J’vais pas leur écrire. J’vais leur dire que j’ai peur, que j’ai froid. Que j’les aime tous, que j’les hais, que nous allons tous mourir, que nous allons vivre.
J’sais plus, jsais plus rien.
J’vais v’nir près d’toi et j’vais t’parler d’un pays qui n’est pas l’Vietnam, d’un pays qui n’existe pas. »

Monologue interprété pendant la performance, à partir d’un texte de Alain Resnais et Jacques Sternberg écrit pour le personnage de Claude Ridder, personnage principal qui donne son nom au sketch réalisé par Alain Resnais pour le film collectif Loin du Vietnam (film collectif dirigé par Chris Marker, 1967).